☕️ Hello, on vous propose un gros morceau pour ce week-end : six interviews de responsables de services tech de différents médias français. Ça nous a pris du temps mais on a voulu faire une photographie sur la manière dont ces médias traitaient éditorialement le sujet ou comment ils l’utilisent en tant qu’outil.
💥 Au programme, 2647 mots mots pour mille heures de lecture. Enjoy et à lundi (on espère) ! David.
Comment les médias traitent le sujet de l’intelligence artificielle ? Et comment certains s’en emparent en tant qu’outil ? Pour le savoir, il suffit de demander. Alors j’ai appelé plein de responsables de service tech de plein de médias différents, généralistes, PQR, télévision, natifs…
Beaucoup m’ont répondu, d’autres non (mais je ne donnerai pas les noms). Et ils m’ont aidé à faire une photographie du traitement médiatique d’un sujet aussi vaste que l’IA et omniprésent dans l’actu aujourd’hui.
Comment choisissent-ils leurs angles ? Comment trouvent-ils une valeur ajoutée pour se démarquer ? Comment évitent-ils de faire de la com’ ? Comment ne pas tomber dans l’optimisme béat ou au contraire, dans la méfiance a priori ? Comment peut-on faire du journalisme avec l’IA ? Voilà les questions que je leur ai posées. Et voilà leurs réponses.
Une partie de la newsroom du New York Times où visiblement, l'IA a déjà fait des ravages... // @Getty Images
Olivier Clairouin, Le Monde
Olivier est une vieille connaissance, on s’est souvent croisés dans nos métiers respectifs. C’est lui qui dirige le service Pixels du Monde, à l’approche à la fois concrète, réfléchie et pas dupe de la tech.
« L’IA est une thématique très transversale. Ça touche à tous les domaines et donc à plusieurs services du Monde : Pixels, Sciences, Économie… Donc, la première chose qu’on doit faire, c’est de se parler entre nous pour se coordonner, éviter de se marcher dessus et pour réfléchir ensemble. Il y a beaucoup d’articles qui sortent, il y a tout le temps de l’actualité, alors il faut prendre le temps de discuter pour trouver les bons angles.
En matière d’IA, l’approche de Pixels est la même que nous avons sur tous les sujets : une approche pragmatique. Elle est globalement partagée au sein du journal, là où d’autres sujets comme les réseaux sociaux ou les influenceurs vont provoquer plus de discussions. Sur l'IA, je pense qu'on est assez raccord.
L’enjeu pour nous, c'est de raconter les révolutions potentielles que l'intelligence artificielle permet sans faire de la futurologie et sans prendre pour argent comptant toutes les prophéties. On a eu beaucoup d’innovations présentées comme révolutionnaires ces trois dernières années et qui, dans le meilleur des cas, peinent à se réaliser et dans le pire des cas, sont vraiment des pétards mouillés.
J’ai en tête aussi cette étude de Reuters Institute qui disait que 60% des papiers publiés sur la question de l'IA sont des informations en rapport avec des annonces de sortie ou de nouveautés. C'est-à-dire qu'on fait la communication des entreprises. Et ce n’est pas notre métier.
Il y a donc deux axes principaux que nous essayons de tenir :
la question des usages, ce que ça change vraiment pour le quotidien des gens
quel prix, quel coût ça a pour l’utilisateur, quel impact sur les modèles économiques, sur la vie privée des gens, sur leurs droits, sur les questions des droits d’auteur…
Les articles qui fonctionnent bien chez nous, ce sont ceux qui parlent des deepfakes notamment. On sait aussi que les tests d’un nouvel outil, d’une plateforme, d’un logiciel, d’un modèle sont très lus aussi. Et on a remarqué que notre lectorat aime aussi les sujets qui racontent la manière dont les métiers sont transformés par l’IA. »
Marine Protais, La Tribune
Marine Protais vient d’arriver à La Tribune. Elle était avant à l’ADN où elle traitait déjà des questions de l’IA. Elle nous raconte son approche et sa manière de travailler pour se différencier.
« Nous sommes trois personnes pour couvrir toute la tech. Contrairement à d’autres journaux où chacun traite un secteur, nous avons tendance à tout partager entre nous. Il n’y a pas forcément de domaine réservé, et nous traitons tous l’IA à notre manière, avec nos angles de prédilection. Moi je m’intéresse plus aux questions réglementaires. Ça permet aussi de faire face au côté cyclique de l’info. Il y a deux ans, c’était les NFT. Aujourd’hui, c’est beaucoup beaucoup l’IA.
La question est de savoir comment on équilibre le traitement de ce sujet entre les questions économique, capitalistique, technologique, les usages… Moi je sais que je fonctionne un peu par marotte durant un moment. Par exemple, je m’intéresse actuellement à toute l'idéologie qu'il y a derrière les IA, comme l’altruisme effectif et le long-termisme. Et j’essaye de traiter l’actualité à travers ce prisme. Ça permet de se différencier. Je vais donc creuser ce thème en profondeur durant trois mois et ensuite, je vais passer à autre chose.
Un de mes collègues, lui, suit de très près la sortie des modèles, la course à la performance. Il est très calé et spécialisé là-dessus, il peut ainsi traiter les infos de manière beaucoup plus fine.
Nous ne pouvons pas être exhaustifs, mais par contre, soyons très bons sur certains sujets. Ça nous fera notre différence avec les autres médias. Traiter la même actualité alors dix autres l’ont déjà fait, ce n'est pas possible. Peut-être qu’en France, on a tendance à se concentrer sur les entreprises et l’économie pure et dure. C’est vrai qu’aux Etats-Unis, la presse économique se laisse la liberté de faire des sujets un peu plus sociétaux. On essaye d’avoir ça en tête à La Tribune.
On sait que notre lectorat s’intéresse beaucoup à la sortie des nouveaux modèles. Dès que nous avons une exclusivité sur ces sujets, ça fonctionne aussi très bien. Ça été le cas par exemple avec l’interview du PDG de Deepl qui ne parle pas beaucoup et qui m’a accordé un entretien. Globalement, ça fonctionne mieux dès qu’on a une info à nous.
»
UN MOT DE NOTRE SPONSOR
Sherpai, le guide IA pour atteindre les sommets des réseaux sociaux. Toutes vos données issues des réseaux sociaux au même endroit. L’intelligence artificielle pour les interpréter. Pour plus d’informations, contactez agathe@loopsider.com.
Ingrid Vergara, Le Figaro
Ingrid Vergaga est rédactrice en chef du service Tech et Médias du Figaro, un journal qui a souvent été en pointe sur le traitement des nouvelles technologies. Son focus, c’est l’applicatif.
« Historiquement, ce sont les journalistes tech du journal qui ont été en première ligne. Notamment quand on a vu arriver ChatGPT. Mais c’est une question aujourd’hui qui touche tous les services, la culture, l’économie et nous au service Tech et Médias, puisque nous sommes un service regroupé. Et c’est vrai que les médias sont un secteur parmi les plus touchés par les transformations liées à l’IA.
On nous annonce une révolution en permanence, mais justement, la question qui se pose pour nous, c’est la manière dont les secteurs en général et les entreprises en particulier s’emparent de cet outil. J’ai fait un premier sujet sur la banque à un moment où ce n’était encore pas vraiment concret. Mais en train de le devenir au fur et à mesure que les spécialistes dans chaque domaine économique et industrielle s’en emparent. Et nos sujets deviennent de plus en plus concrets.
On a des discussions entre les journalistes de chaque secteur pour essayer de trouver des illustrations intéressantes. On l’a fait récemment sur l’automobile par exemple.
On parle beaucoup des modèles mais le côté applicatif est un peu plus intéressant parce qu'il est moins occupé et tout à fait incertain aujourd'hui. On ne veut pas être dans la course aux modèles, c’est quelque chose qui occupe beaucoup d’espace médiatique, et ils se vantent tous d’être le meilleur. Alors nous, on se dit que voir comment les entreprises s’en emparent est peut-être le meilleur moyen de les tester.
Ce qui intéresse beaucoup notre lectorat, c'est la manière dont certains métiers commencent à être vraiment impactés. On a fait des focus sur le monde de l'édition, sur les métiers du doublage, dans l'interprétation, etc. C’est là que nous pouvons avoir de la valeur ajoutée.
Nous sommes dans une phase un peu attentiste, une sorte d’entre-deux, les entreprises restent en observation, en attendant de voir ce qui arrive. J’ai trouvé par exemple que l’IA était partout à Vivatech mais qu’il n’y avait pas eu une si grosse couverture médiatique que ça.
On garde aussi en tête qu’on s’est beaucoup emballés sur les NFT, les cryptos. Il y avait des périodes un peu béates où chaque annonce donnait lieu à un sujet. Aujourd’hui, on prend davantage de recul par rapport à toutes ces annonces, on essaye de ne pas être dans le discours marketing. »
François Sorel, BFMTV
François Sorel est le présentateur de Tech&Co, une émission quotidienne et incontournable de la tech. L’IA, il en parle tous les jours. En essayant de garder la tête froide.
« C’est vrai que l’actu autour de l’IA a tendance à vampiriser les sujets tech aujourd’hui. Mais pour moi, c’est un peu différent. Je présente une émission sur la tech tous les soirs, la tech c’est mon carburant et il n’y a pas un soir où je ne parle pas de l’IA, c’est un sujet qui est tellement riche, où l'actualité est tellement débordante, variée d'un jour à l’autre. Tout va très vite donc je dois en parler tous les soirs. Ça ne m’empêche pas d’essayer d'avoir le recul nécessaire par rapport à cette technologie.
L'IA générative révolutionne plein de secteurs. Comme Internet l’a fait en son temps. Il y aura une période d’adaptation, il va falloir apprendre à le maîtriser mais je veux rester dans l’optimisme. Je pense que la tech apporte plus qu'elle ne retire au final. J’aime remettre tout ça en perspectives.
C’est vrai qu’on a en tête ce qu’il s’est passé avec le Metavers qui était au cœur de toutes les discussions il y a deux ans et dont on parle moins aujourd’hui. Mais je pense que ça n’a rien à voir. On avait très vite identifié les obstacles à son développement, le hardware, les technologies pas au point, l’isolement…Alors qu’on perçoit très vite l’intérêt et la puissance d’un ChatGPT.
Il y a un sujet qui est, à mon avis, important et il faut le traiter, c'est tout ce qui touche à la souveraineté. C'est un peu un mot de tarte à la crème, mais en fait la question que je pose souvent, c’est la suivante : est-ce que c'est pas dangereux de confier toutes ces requêtes à des acteurs américains, voire chinois ?
Est-ce qu'il ne faudrait pas une intelligence artificielle générative française, qui nous ressemblerait et apporterait une espèce de souveraineté, de l'indépendance dans ce domaine-là ? Ce sujet majeur commence à intéresser les décideurs, inquiets de confier toutes les données stockées à l’étranger. »
Philippe Boissonnat, Ouest-France
Philippe Boissonnat est l'un des trois rédacteurs en chef de Ouest-France. Il est tout particulièrement en charge des chartes de ce grand quotidien régional. A ce titre, c’est lui qui mène la réflexion sur l’utilisation de l’IA comme outil dans tous les services du journal.
« À Ouest-France, nous avons tout un tas de chartes sur les faits divers, sur la place des femmes, sur l'environnement mais nous n’en avons pas sur l’IA. Il y a un an, nous avions commencé à réfléchir à l'écriture d’une charte sur ce sujet, mais en fait nous ne savions pas de quoi nous parlions. Nous n’avons pas assez pratiqué, pas assez regardé comment ça fonctionnait pour se donner des repères clairs. En plus, ça nous paraissait un peu contre-nature de commencer par mettre des garde-fous sur des questions d’innovations.
On a décidé de procéder autrement parce qu'on est bien conscient qu'à terme, il faut s'attendre à ce que l'IA soit partout. De fait, elle est déjà présente dans des tas d'applications qu'on utilise tous les jours, à commencer par les correcteurs orthographiques. Et ça ne concerne pas que le journalisme dans une entreprise comme la nôtre, il y a la pub, l’administratif… Donc on a décidé de regarder ce que l'IA pourrait nous proposer. Et ensuite on écrira une charte.
La méthode qui a été la nôtre, ça a été de diffuser fin 2023, à l'ensemble des salariés de l'entreprise, non pas une charte mais juste une note de service sur le bon usage de l'intelligence artificielle dans l’entreprise avec deux points essentiels :
nous avons interdit l’usage de toute IA externe.
nous avons annoncé que nous étions en train de nous doter d’une IA maison, baptisée Muse. Une IA conçue avec Microsoft pour que toutes les données qu’on lui confie restent chez nous, avec des serveurs en Europe.
Pour le moment, Muse a vocation à nous servir de bac à sable. Les personnes qui veulent l’utiliser, font une demande sur la base d’un projet, et généralement, c’est accepté. Nous avons plus de 200 utilisateurs actuellement. Ce qui nous manque encore, c’est d’accompagner tout le monde par de la formation.
Nous savons très bien que l’IA ne va pas nous pondre un édito. Ce que nous sommes en train de tester, ce sont des résumés automatiques, de la gestion des résultats sportifs, de la sélection pertinente d'idées de sorties à partir de nos bases de données. L'idée, c'est qu'on fait tourner le test le temps nécessaire, peut-être trois mois ou six mois, et on fait un bilan : est-ce que c’est efficace, est-ce que ça répond à une demande, est-ce qu’on gagne du temps ou pas, est-ce que c’est fiable… ?
On est dans la phase où on se pose toutes ces questions-là. Ce qu’on veut favoriser, c’est que les idées viennent du terrain, que les gens puissent se libérer de tâches fastidieuses pour se concentrer sur des choses plus intéressantes.
»
Harold Grand, Loopsider
Harold Grand est chef d’édition à Loopsider. Et il est coauteur avec moi de la version newsletter d’Hupster. Ce qui est intéressant (objectivement), c’est que Loopsider est en train de mener des expérimentations concrètes.
Chez Loopsider, la question de la R&D, des datas et des algorithmes est partie intégrante aux projets éditoriaux que nous menons. Sur la question des IA, on travaille dans deux directions. La première, c’est l’utilisation des données générées par nos vidéos. Avec elles, notre équipe de datascientists a conçu des algorithmes de machine learning qui analysent les performances des vidéos sur l’ensemble des réseaux sociaux et plateformes, et qui réussissent même à consolider automatiquement des contenus publiés sur plusieurs plateformes différentes grâce à des techniques de deeplearning.
Cette IA, qui s’appelle Sherpai (c’est le sponsor de cette newsletter NDLR) donne des métriques très précises et très fines. C’est un outil hyper puissant, unique en Europe, qui nous permet de comprendre les secrets des plateformes, ce qui intéresse les communautés en temps réel. Les principaux médias français sont déjà abonnés à cet outil.
Et il y a l’autre IA, générative celle-ci, dont tout le monde parle. Ça fait à peu plus d’un an qu'on a commencé la réflexion, avec Arnaud Maillard, un des cofondateurs de Loopsider, et Jorge Bravo Bertoglio, le CTO de Loopsider. Mais cela ne fait que 6 mois qu’on est passé en mode actif, avec la création d’un programme qui nous permet d’utiliser plusieurs IA génératives afin de réaliser plusieurs types de tâches.
La première est encore en phase de test. L’idée, c’est de nourrir ce logiciel de scripts de vidéos et de lui demander d’en faire un résumé en 200 mots, ce qui représente une minute de vidéo environ. À chaque fois, nous pouvons choisir l’IA avec laquelle nous voulons travailler : Anthropic, Perplexity, Claude, ChatGPT ou Mistral. Et ensuite, nous évaluons la qualité de ce résumé sur le fond et la forme, sa pertinence éditoriale, etc.
Deuxième tâche, évidemment la question de la voix automatique et ça, c’est opérationnel. Il nous suffit d’introduire un script dans notre plateforme, choisir une voix… Le résultat est bluffant. Le ton change avec la ponctuation, et il faut penser les scripts comme des prompts. Savoir ce qui est possible de faire et savoir le faire sont deux choses très différentes. C’est la base pour toutes les réflexions à venir sur l’utilisation des IA génératives. Sinon, on parle dans le vide.
Troisième cas, nous utilisons l’IA pour faciliter l’écriture des posts sous les vidéos. On va mettre le script de la vidéo dans notre outil, on va choisir une IA et elle va nous proposer 20 titres et 20 propositions de posts. Parfois, l’IA est meilleure que l’humain, ou nous ouvre des possibilités auxquelles nous n’avions pas pensées, et ça c’est déroutant, à défaut d’être surprenant.
À lundi pour une nouvelle question Hupster…
UN MOT DE NOTRE CHAÎNE YOUTUBE
Cette semaine sur notre chaîne YouTube, on vous dresse le portrait d’un fou, d’un génie, d’un visionnaire, d’un libertarien, d’un proche de Trump, d’un grand leader de la Silicon Valley qui a fondé des empires comme PayPal. Oui, tout ça en même temps et cet homme c’est Peter Thiel. On décrypte son parcours avec le journaliste spécialiste de la surveillance numérique Olivier Tesquet. Pour en voir plus, c’est ici.
C’est à retrouver sur la chaîne YouTube d’Hupster. Pour s’abonner, c’est ici.